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RessourcesPedagogiques
Les technologies éducatives, une occasion de repenser la relation pédagogique
Par Serge POUTS-LAJUS, OTE et Marielle RICHE-MAGNIER, Expert auprès de la Commission européenne, DG XIII*
Introduction
Théories de l'apprentissage
Modèles et technologies
Modèles et pratiques
Le modèle de la médiation
Modèle de la médiation, pratiques et technologies
Les échanges interpersonnels
Les échanges réflexifs
Introduction
Monique Linard voit dans la distance en formation, une occasion de repenser l'acte d'apprendre. D'une façon générale, les technologies de l'information et de la communication agissent, dans l'éducation et dans la formation, comme des révélateurs de questions anciennes, toujours débattues. Ainsi en est-il de la relation entre les professeurs, les formateurs et leurs élèves. Répéter inlassablement que les machines ne sauraient se substituer aux professeurs ne résoud en rien ces questions, et ne suffit pas à lever les doutes ou les craintes qu'éprouvent certains enseignants.
C'est au début des années 60 que les ordinateurs commencent à être introduits dans les écoles et les centres de formation, à titre expérimental. Depuis lors, l'informatique a poursuivi son chemin dans l'éducation et la formation, avec les succès et les échecs que l'on sait. Très récemment, le développement des techniques de stockage (CD-ROM) et de traitement des informations (nouvelles générations de microprocesseurs, numérisation et compression) ainsi que l'accès généralisé aux réseaux de télécommunication ont relancé l'intérêt pour ce domaine d'application des technologies de l'information et de la communication.
Aujourd'hui, la plupart des écoles, des université ou des centres de formation disposent d'ordinateurs, même vétustes, pour les besoins de la gestion administrative, mais également pour ceux de l'enseignement proprement dit. Les pouvoirs publics, si l'on en juge par les politiques d'équipement passées ou en cours, restent fortement sensibilisés par le potentiel de la technologie. Dans un contexte de restrictions budgétaires et de remise en question des systèmes éducatifs, il est tentant d'en faire un des moyens de réduire le volume des dépenses, de faciliter l'adaptation des systèmes d'enseignement à un nouvel environnement socio-économique, et, pourquoi pas, d'en améliorer l'efficacité. Les technologies nouvelles, en raison de leur convivialité, sont souvent présentées comme une des façons de rallier les personnes, enfants ou adultes, que les méthodes pédagogiques traditionnelles rebutent.
Semblable engouement est partagé par les grandes entreprises, convaincues de la nécessité, dans un environnement de plus en plus concurrentiel, d'optimiser les dépenses consacrées à la formation de leurs personnels.
Pourtant, des voix, certes minoritaires, s'élèvent çà et là pour mettre en question l'utilité réelle, et en particulier pédagogique, des outils informatiques. Elles dénoncent l'illusion technologique et redoutent la remise en cause du dialogue entre enseignants et élèves, la régression humaine et pédagogique que constitue l'isolement de l'élève ou de l'étudiant face à une machine. Apprendre résulte d'un ensemble complexe d'interactions entre les élèves et les enseignants, de chaque élève avec lui-même. Dans quelle mesure les technologies viennent-elles modifier l'équilibre dans ce jeu triangulaire ? Interroger les théories pédagogiques tout en observant les pratiques permettra de mieux comprendre le rôle auquel peuvent raisonnablement prétendre ces nouvelles ressources pédagogiques que sont les technologies de l'information et des communications.
Théories de l'apprentissage
Le XXème siècle est dominé par deux grandes théories de l'apprentissage : la théorie comportementaliste (ou behaviorisme) de Skinner et la théorie constructiviste de Piaget. Pour les comportementalistes, l'apprentissage est perçu comme un processus d'adaptation du comportement aux modifications de l'environnement ; c'est une "boîte noire" dont il est vain de vouloir analyser le mécanisme intérieur. Apprendre se ramène à répondre à des stimulus, enseigner à renforcer les stimulus en fonction des réponses. Piaget au contraire observe et analyse les stades du développement intellectuel de l'enfant. Pour lui, le facteur principal de l'apprentissage est la recherche d'un équilibre visant à remédier aux incohérences momentanées entre la réalité perçue et sa représentation intérieure. L'apprentissage est le produit d'une élaboration continue de structures mentales nouvelles.
En dépit des fortes oppositions qui existent entre les théories comportementaliste et constructiviste, une similitude les rapproche. L'une et l'autre donnent une image essentiellement individualiste de l'apprentissage, toujours analysé du point de vue de celui qui apprend, soit à partir des réponses qu'il donne à des stimulus programmés, soit à partir de l'ensemble des activités qu'il déploie et qui concourent à construire des schèmes mentaux.
La théorie comportementalisme a donné naissance, grâce au travail de Skinner lui-même, à une ingénierie pédagogique spécifique, l'enseignement programmé, qui vise à automatiser le processus stimulus-réponse-renforcement. L'informatique, instrument de traitement automatique de l'information, se présente comme un outil idéal pour la mise en oeuvre de l'enseignement programmé. Les espoirs qu'elle a suscités ont pourtant été déçus. L'enseignement programmé, comme théorie et comme pratique, est aujourd'hui tombé en disgrâce.
Piaget lui-même ne s'est pas penché sur la question des technologies. L'un de ses élèves en revanche, l'américain Seymour Papert est le créateur du langage de programmation Logo, outil pour "apprendre à apprendre", directement issu des analyses de Piaget. Logo est un produit facile d'accès, destiné aux enfants comme aux adultes. C'est un langage de programmation qui préfigure les langages "orientés-objet". Il a connu un très grand succès dans tous les pays qui ont pris part au mouvement d'informatisation des établissements d'enseignement qui a marqué le milieu des années 80. Bien que cette première vague de succès soit aujourd'hui retombée, Logo et ses successeurs, en particulier le Lego-Logo qui marie l'informatique et la robotique, continuent de se développer.
Ainsi, les deux grandes écoles psycho-pédagogiques qui ont marqué le XXème siècle, le comportementalisme et le constructivisme, se sont-elles chacune incarnées dans un outil technologique : l'enseignement programmé pour le comportementalisme, Logo pour le constructivisme. Ces deux outils ont en commun d'être des outils pour l'élève. Le modèle d'apprentissage qu'ils valorisent indirectement est bien un modèle individualiste, centré sur l'activité de l'élève.
Modèles et technologies
Que deviennent ces théories à l'épreuve des pratiques ? Deux modèles simples peuvent être utilisés pour rendre compte des pratiques pédagogiques que l'on rencontre couramment en situation de classe : l'un que nous qualifions de classique parce qu'il privilégie la transmission du savoir par l'enseignant, l'autre que nous qualifions de moderne parce qu'il privilégie la construction des connaissances par l'élève.
Le modèle classique met en scène un enseignant, émetteur de savoir, face à un groupe d'élèves récepteurs. Le cours traditionnel est délivré ex cathedra depuis une chaire universitaire ou l'estrade d'une salle de classe, pour un large auditoire, avec l'aide éventuelle de ressources pédagogiques qui viennent appuyer le discours professoral. Dans ce modèle, la qualité de l'éducation s'identifie à celle de l'enseignant, à sa maîtrise de la discipline enseignée et à sa capacité à “bien expliquer”. Périodiquement, l'enseignant vérifie, par des épreuves écrites ou orales, le niveau de compréhension atteint par chaque élève. Dans le modèle classique, les ressources pédagogiques utilisées sont avant tout des outils pour l'enseignant dont elles amplifient et illustrent le discours. Il peut par exemple s'agir de l'ordinateur multimédia donnant accès à différents supports pédagogiques (textes, images, films), ou de la vidéo-conférence qui projette l'enseignant vers l'élève distant. C'est l'enseignant lui-même qui devient alors multimédia...
Dans le modèle moderne, l'accent est mis sur la variété des modes d'acquisition et de transmission des connaissances et sur la participation active de l'élève, invité à réaliser des travaux pratiques ou des recherches personnelles pour préparer ou prolonger une leçon. Si le rôle de l'enseignant reste central, l'expression de l'élève, son activité spontanée, les échanges inter-personnels, et le travail en équipe deviennent des composantes essentielles de l'apprentissage. Ce type de pratique est appliqué à l'université dans le cadre des travaux dirigés ou dans la formation professionnelle, et à un moindre niveau au cours des études primaires et secondaires. Le modèle moderne, qui se retrouve à l'état presque pur dans les écoles de la petite enfance, va dans le sens de l'approche constructiviste. Les technologies sont mises entre les mains, non pas de celui ou de celle qui enseigne, mais de ceux qui apprennent: les logiciels permettent par exemple de créer, simuler, consulter, évaluer ses connaissances. Les moyens de télécommunication peuvent être utilisés pour demander de l'aide à un tuteur distant, enseignant ou formateur.
A côté de ces modèles qui illustrent des situations de classes, il existe un modèle atypique, celui de l'auto-formation, qui réunit les traits extrêmes des modèles classique et moderne. En auto-formation, l'activité de l'apprenant est centrale, mais elle est largement guidée par des ressources pédagogiques standardisées qui médiatisent le discours du maître. Les outils technologiques s'apparentent dans une large mesure à ceux du modèle moderne puisqu'ils sont exclusivement au service de l'élève. Mais les ressources pédagogiques utilisées, en particulier les logiciels, sont le plus souvent inspirées de l'enseignement programmé. Elles simulent, avec plus ou moins de réussite et de souplesse, le comportement de l'enseignant dans le modèle classique : exposition du savoir, démonstration, contrôle de connaissance.
Modèles et pratiques
Entre le modèle classique qui organise l'éducation autour de la fonction d'enseignement, et le modèle moderne qui l'organise autour de l'apprentissage individuel, l'observation des pratiques pédagogiques en classe montre que la place existe pour un troisième modèle, que l'on peut qualifier de modèle de la médiation, parce qu'il s'organise autour de la relation pédagogique.
L'apprentissage, quelles que soient les circonstances, est toujours le fruit d'échanges qui se nouent au sein d'un groupe humain, que ce soit à la maison, à l'école ou dans un centre de formation. Dans l'école ou le centre de formation, le professeur ou le formateur cherche à instaurer un climat de confiance propice à la participation ; il prépare la matière enseignée pour la rendre transmissible, et s'assure de la progression et de la compréhension des élèves. Plus que de transmettre un savoir, il s'agit pour l'enseignant de favoriser la construction personnelle menant à l'appropriation. Dans ce processus, la matière de l'enseignement, c'est à dire la discipline enseignée et la langue de transmission ne sont pas neutres : elles structurent les schémas mentaux et la perception du monde. La trans-disciplinarité permet d'enrichir l'apprentissage en élargissant et mettant en cohérence les différentes représentations mentales que l'élève a déjà pu se forger.
Les relations entre les élèves jouent un rôle primordial dans l'apprentissage. L'école est non seulement le lieu ou l'enfant apprend, mais aussi celui où il construit sa personnalité et où il se socialise. L'un ne va pas sans l'autre. C'est en se mesurant à autrui, en adaptant sa compréhension du monde à celle de ses pairs, que l'élève trouve ses repères et adopte une culture et des valeurs communes. C'est aussi en "enseignant" à d'autres qu'il apprend le plus efficacement : formuler, argumenter, aide à structurer la pensée et à la préciser. L'interaction entre élèves est entrecoupée de moments pendant lesquels chacun se retrouve, trie, mûrit, et synthétise les informations qu'il a pu rassembler en contexte scolaire ou ailleurs.
Les ressources pédagogiques, qu'il s'agisse du tableau noir, des livres et cahiers, cassettes audio et audiovisuelles ou d'expériences en laboratoire, renforcent, structurent et enrichissent les conceptions individuelles. En "cristallisant" sur des supports physiques les concepts enseignés, l'élève ou l'étudiant les valide et se les approprie. Les supports pédagogiques matériels permettent surtout au groupe d'élèves et à l'enseignant de mettre en commun les concepts qui font l'objet de l'enseignement, sous des formes objectives qui ne sont plus seulement celles du dialogue. De ce point de vue, les ressources pédagogiques permettent de "dédramatiser" les échanges au sein du groupe. Le fait qu'elles soient standardisées est important : partager les mêmes livres de classe permet à toute une génération d'acquérir des références communes, indispensables à la transmission d'une culture.
Le modèle de la médiation
Des bases théoriques existent pour justifier le modèle de la médiation. Elles sont moins connues que celles qui ont fait le succès du comportementalisme et du constructivisme. Deux grands psychologues doivent être reliés à cette école de pensée, le russe Vygotsky et l'américain Bruner. L'un et l'autre réfutent le fondement individualiste des théories comportementaliste et constructiviste. "La plupart des théories de l'apprentissage autant que celles du développement [des animaux], se sont appuyées sur des méthodologies d'une nature implicitement individualiste. (...) Que le même biais individualiste existe dans les études sur l'apprentissage dans notre espèce est bien plus extraordinaire encore, compte tenu de notre investissement culturel dans la famille, l'école, le groupe des pairs, et de notre capacité particulière à représenter le monde à nous-même et aux autres à travers le langage."
L'apport essentiel de Bruner est d'ordre méthodologique. Parce qu'il s'est intéressé à l'apprentissage de la parole chez les très jeunes enfants, son analyse s'est structurée autour de la relation "mère-enfant" et de façon plus générale autour de la relation de tutelle dans le processus d'apprentissage. Pour Bruner, l'apprentissage résulte de l'interaction entre l'individu et sa culture. Vygotsky et Bruner ne s'opposent pas à la nature constructiviste de l'apprentissage. Mais alors que pour Piaget, l'enfant apprend par l'action, pour Vygotsky et Bruner, "l'apprentissage est une transaction, un échange entre l'apprenant et un membre de sa culture plus expérimenté que lui".
L'éducation et la formation des enfants plus âgés et des adultes s'appuient sur la dimension collective propre à la communauté d'apprentissage, en particulier les relations entre pairs. Dans ce contexte élargi, les références théoriques sont plus rares. Il faut citer Diana Laurillard et son modèle conversationnel qu'elle a appliqué à l'enseignement supérieur. Il faut également citer Britt-Mari Barth qui a développé et expérimenté une ingénierie pédagogique fondée sur les échanges de conceptions entre enseignants et élèves.
Modèle de la médiation, pratiques et technologies
Le modèle de la médiation prive l'outil informatique de la possibilité d'être l'instrument régulateur, central, autour duquel s'organise l'apprentissage. Ce modèle rejette la technologie à la périphérie et en fait un outil au service de la relation pédagogique. Déterminer les technologies les mieux adaptées à cette vision des pratiques pédagogiques est une question cruciale pour leur intégration dans les systèmes d'enseignement.
La médiation s'applique aux échanges interpersonnels au sein du groupe formé des élèves et de l'enseignant, ainsi qu'aux échanges réflexifs qu'entretient chaque élève avec lui-même, dans le cadre de son travail personnel. A chacune de ces catégories d'échange, plusieurs outils technologiques sont susceptibles d'offrir un support qui renforce et respecte la relation pédagogique.
Les échanges interpersonnels
Les moyens de télécommunication, vidéoconférences ou audioconférences, sont des outils de gestion globale de la communication au sein d'un groupe. Dans le modèle de la médiation, ils sont utilisés, non pas pour télé-diffuser un cours, mais pour maintenir ou renforcer les liens au sein d'un groupe d'élèves et d'enseignants déjà constitué, ou entre plusieurs groupes. Ils permettent par exemple aux élèves de travailler à distance avec l'aide d'un tuteur "en ligne". Ils permettent également aux étudiants et professeurs de communiquer via le réseau interne au campus dont disposent certaines Universités.
L'une des voies les plus prometteuses pour l'utilisation des technologies dans la médiation des échanges inter-personnels est celle de l'apprentissage collaboratif, résultat des interactions entre élèves. Il n'y a pas de meilleure façon d'apprendre que d'enseigner. Le mouvement français des "Echanges Réciproques de Savoirs", bâti sur ce principe, a essaimé dans plusieurs pays d'Europe et d'Amérique latine. Au Royaume Uni, la pratique systématique du "computer conferencing" entre les groupes d'étudiants est courante, en particulier à l'Université de Lancaster. En France et en Finlande, des écoles élémentaires de petite taille situées dans des zones rurales, déjà constituées en réseaux, commencent à tirer parti des technologies pour renforcer leurs liens et créer de nouveaux modes d'échanges pédagogiques, par exemple dans le cadre de la réalisation et la diffusion de journaux de classe par courrier électronique.
Les échanges réflexifs
Contrairement aux outils de télécommunication, au service de l'échange pédagogique inter-personnel, les logiciels éducatifs multimédias sont un des instruments de construction individuelle de la connaissance. Dans le passé, cette voie a surtout été explorée dans la logique de l'enseignement programmé. Plus récemment, l'approche constructiviste a permis de montrer que les outils appartenant à la catégorie des simulations pouvaient jouer un rôle positif dans plusieurs circonstances, par exemple pour l'acquisition de compétences comportementales telles que le pilotage d'avion, de train ou de processus industriels, mais également dans l'apprentissage scientifique et technique, grâce à la manipulation de modèles. Seymour Papert a exploré une extension de la notion de simulation, dérivée de Logo, qu'il baptise "micro-monde" et qui offre à l'élève un environnement virtuel d'action et d'expérimentation dans des domaines variés, depuis la physique newtonienne jusqu'au pilotage de robots.
Par rapport aux approches purement comportementalistes ou constructivistes de l'apprentissage, le modèle de la médiation présente l'avantage de réduire les enjeux qui pèsent sur les ressources technologiques. Ce modèle met la relation inter-personnelle au coeur de l'apprentissage. Il donne à l'enseignant ou au formateur la responsabilité du choix des méthodes et des ressources pédagogiques venant appuyer et multiplier les échanges au sein du groupe. La position périphérique ainsi assignée aux technologies ne réduit pas leur champ d'action, bien au contraire. Mises au service de l'échange pédagogique, le multimédia s'ouvre davantage d'angles d'intervention et, sans doute, davantage de chances de réussite.